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du lancement de l’alerte. Perry termes, si « souffler dans le sif- ici, tant que le principal et l’agent
(1998) évoque le « suicide profes- flet » est rapide, le souffle se sont convaincus que leurs objec-
sionnel » du lanceur d’alerte et propage longtemps, et dans des tifs respectifs sont alignés, il n’y
les exemples sont nombreux pour directions imprévisibles… Le a pas de conflit d’intérêts. Tant
attester de « vies brisées ». Aux lanceur d’alerte est un que l’information sur les compor-
difficultés professionnelles « résistant éthique » 11 pour le tements des parties est connue, il
s’ajoutent fréquemment des diffi- grand public. Pour l’entreprise, n’y a pas d’asymétrie d’informa-
cultés financières (faillites per- il est plutôt un désobéissant… tion principal-agent. Des méca-
sonnelles,…) et familiales Résistance et désobéissance nismes existent pour évaluer le
(divorce,…). sont, en réalité, les deux faces coût du contrôle imputé au prin-
d’une même pièce. Les di- cipal, afin de suivre si le compor-
Ainsi, se taire, c’est éviter les
représailles et se protéger. Mais lemmes du salarié et de l’entre- tement de l’agent reste bien ali-
c’est aussi commettre un prise vont ainsi se confronter, gné avec les termes du contrat.
« crime d’obéissance », c’est-à- s’affronter et se combiner, en Si cette théorie est séduisante
dire un acte considéré comme miroir, et dans la durée. pour imaginer des mécanismes
illégal ou immoral commis en globaux de régulation et de con-
réponse aux ordres d’une auto- B. Faire parler ou faire trôle, elle ne résiste pas à « la
rité légitime . Mais se taire, taire ? Les termes du vraie vie » des organisations,
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c’est aussi l’expression de la dilemme pour l’entre- faite plutôt d’incertitudes,
loyauté due à son employeur, prise d’asymétries d’information di-
qui interdit de nuire à la réputa- verses et de conflits d’objectifs
tion ou au bon fonctionnement Faire parler ou faire taire est le et d’intérêts. Pourtant, un très
dilemme miroir qui s’impose à
de l’entreprise. La violation de l’entreprise faisant face à une grand nombre d’outils de ges-
cette obligation de loyauté peut alerte. De manière générale, les tion prennent appui, plus ou
d’ailleurs constituer une cause moins explicitement, sur ce socle
réelle et sérieuse de licencie- relations de travail en entreprise fondateur des théories écono-
ment en droit français. Chaltiel s’inscrivent dans le cadre d’une miques, financières et managé-
Terral (2018 : 26) rappelle que obéissance consentie, traduite riales de la fin du 20ème siècle.
le lanceur d’alerte se trouve en dans le contrat de travail, par la
description du lien de subordina- Or, l’introduction des disposi-
« conflit de devoirs (obéissance tion contre rémunération. Pour tifs de lancement d’alerte (ou
hiérarchique, loyauté envers son les pères de la théorie de whistleblowing) représente un
employeur, devoir de réserve) et l’agence, Jensen et Meckling tournant majeur dans l’histoire
en risque de tout perdre (emploi, (1976) , une relation principal- et le statut des outils de ges-
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famille, crédits) ».
agent existe dès lors qu’une des tion. En effet, ce dispositif posi-
Alors pourquoi lancer l’alerte parties (l'agent) est d'accord pour tionne le salarié en dehors de la
finalement ? Les recherches et agir au nom d'une autre partie (le relation hiérarchique classique
les témoignages indiquent que principal). Dans l’entreprise, le (top-down) et consacre ainsi une
le lanceur d’alerte n’est en rien salarié est l’agent du dirigeant (le autonomisation, provisoire et
un être à part. Il est un individu principal), et l’agent oeuvre quoti- ponctuelle, du salarié vis-à-vis
lambda, exposé à une situation diennement pour atteindre les de sa hiérarchie. Aussi, si
particulière, dans un moment objectifs fixés par sa hiérarchie. l’agent reste bien contrôlé par le
particulier où il va considérer Ce cadre théorique repose sur deux principal, il dispose d’un nouvel
qu’il ne peut plus continuer notions centrales (l’asymétrie outil pour contrôler le principal
« comme s’il ne savait pas ». Il d’information, et le coût d’agence) à son tour. En d’autres termes,
est dès lors guidé par sa qui permettent de saisir à la fois, la l’entreprise déploie un méca-
« colonne vertébrale éthique » complexité des relations entre les nisme de contrôle interne d’un
et fait le choix de parler, sans acteurs, la multitude des situa- genre nouveau ; le contrôle du
avoir pu, toutefois, bien mesu- tions possibles, et de souligner, dirigeant par le salarié, au profit
rer les conséquences pour lui- en creux, la très grande difficulté de l’intérêt général.
même de son action. En d’autres à les gérer. De manière simplifiée
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